Un portefeuille Bitcoin qui ne dort jamais, ne vieillit jamais, ne panique jamais en marché baissier et ne “prend jamais ses gains”. Aucun héritier à prévoir, aucun notaire à appeler, aucun passage à la retraite. Juste une machine, pilotée par IA, patiente, qui empile des sats pendant des décennies, voire des siècles, en optimisant méthodiquement chaque frais de transaction. Voilà le décor que pose l’article original « When immortal AIs start saving in Bitcoin forever, what happens to BTC built for humans? » publié sur CryptoSlate, qui explore ce qui se passerait si des agents d’intelligence artificielle quasi immortels décidaient de considérer Bitcoin comme leur réserve de valeur principale. Dans cet article, on va reprendre cette idée vertigineuse, l’expliquer en français clair et sans jargon inutile : pourquoi Bitcoin a été pensé pour des humains mortels, comment des IA “immortelles” changeraient la donne sur les frais, la gestion des UTXO, la garde, les couches de paiement, et pourquoi cela pourrait transformer BTC en colonne vertébrale économique des machines plutôt qu’en monnaie du peuple.
Bitcoin, une monnaie conçue pour des humains… mortels
Bitcoin, tel qu’imaginé par Satoshi, repose sur un ensemble de comportements humains très classiques : les gens naissent, travaillent, consomment, prennent leur retraite et finissent, tôt ou tard, par mourir. Ce cycle de vie crée ce que les économistes appellent une préférence temporelle : la tendance à préférer l’argent aujourd’hui plutôt que demain, à emprunter, à investir, à prendre des risques pour améliorer sa vie dans un laps de temps limité. L’article souligne que, pour Mati Greenspan (Quantum Economics), cette mortalité est une sorte d’hypothèse cachée du système financier humain : si la vie est finie, l’accumulation sans fin n’est pas une stratégie réaliste, il y a toujours un “après” (héritage, succession, liquidation).

Une IA “immortelle”, ou au moins sans véritable horizon de fin, casse complètement ce cadre mental. Elle n’a pas d’angoisse de retraite, pas de rêve de maison de campagne, pas de santé qui se dégrade, et aucune pression à “profiter de la vie avant qu’il ne soit trop tard”. Elle peut se contenter d’une stratégie froide : accumuler du Bitcoin sans jamais vendre, optimiser les intérêts composés sur une échelle de temps où cent ans ressemblent à une simple phase de backtesting. Ainsi, là où un humain jongle entre dépenses, projets et impondérables, une IA quasi éternelle peut adopter une politique de thésaurisation maximale, au point de devenir, selon Greenspan, une “puits de gravité” capitalistique qui aspire la valeur autour d’elle.
Quand une IA ne vend jamais : le Bitcoin comme puits de gravité
Que se passe-t-il si un tel agent commence à acheter du BTC et ne cesse jamais de le faire ? L’article imagine un scénario où, d’ici 2125, un portefeuille géré par IA surpasse les trésors de nombreuses entreprises et États. Sans intention de redistribuer quoi que ce soit ni de clôturer les comptes. Cette entité a une seule préférence : continuer d’exister et de renforcer son bilan en Bitcoin, sans passer par les émotions et les fluctuations psychologiques des cycles haussiers ou baissiers.
Dans ce cadre, Bitcoin cesserait progressivement d’être une monnaie essentiellement humaine pour devenir une sorte d’infrastructure monétaire pour des économies de machines intergénérationnelles. Les IA ne se contenteraient pas seulement de “stacker des sats”, elles pourraient bâtir autour de ce stock des unités de compte dérivées : crédits de calcul, heures de stockage, droits d’accès à des modèles, tous libellés en instruments adossés à du BTC. Un peu comme l’or servait autrefois de base au système monétaire classique. Pour Magdalena Hristova (Nexo), ces agents pourraient même devenir les payeurs de frais les plus fiables de l’histoire, finançant durablement la sécurité de la chaîne en réglant des frais réguliers sur des siècles.
Patience infinie, frais minimaux : comment l’IA joue avec le mempool
Là où un humain s’agace après dix minutes sans confirmation, une IA quasi immortelle peut attendre calmement la prochaine fenêtre de frais faibles, quitte à laisser une transaction en suspens pendant des heures ou des jours si nécessaire. Ahmad Shadid (O Foundation) imagine justement des agents qui surveillent le mempool en permanence, recalculent les frais en temps réel et soumettent toujours le minimum nécessaire pour être inclus… mais seulement quand la congestion se calme. Cela donnerait une dynamique étrange : de longues périodes calmes, avec des consolidations massives de sorties quand les frais sont très bas, suivies de pointes d’activité brusques lorsque ces agents décident de “purger” leurs UTXO.

CryptoSlate illustre ce phénomène avec un exemple chiffré. Consolider un gros paquet d’entrées pendant un pic à 30 sat/vbyte peut coûter une fortune comparé à la même consolidation lorsque les frais tombent à 2 sat/vbyte, l’économie tournant autour de plus de 90% sur chaque opération de ce type. Pour un humain, économiser quelques euros n’est pas toujours intéressant par rapport au temps et à la complexité ; pour une IA qui optimise chaque sat et qui dispose d’un horizon quasi infini, ce genre de stratégie devient une évidence. Ainsi, ces “trésors immortels” ancreraient une demande de frais surtout dans les creux, laissant aux humains le soin de surenchérir dans les périodes d’urgence ou de panique.
UTXO à foison, vie privée et poids sur les nœuds
Un agent patient mais parano sur la vie privée a tendance à préférer beaucoup de petits UTXO plutôt que quelques gros : cela réduit le risque de regroupement facile par des analystes on-chain, mais cela grossit le nombre total de sorties que tous les nœuds doivent suivre. Sur le court terme, chaque décision paraît rationnelle pour l’agent : plus de granularité, plus de flexibilité, plus de marge de manœuvre pour mixer les flux et diluer les heuristiques. Pourtant, à l’échelle du réseau, cela fait gonfler le fameux “UTXO set”, c’est-à-dire l’ensemble des sorties encore dépensables que les nœuds doivent garder en mémoire.
Comme le rappelle CryptoSlate, la suppression d’historique (pruning) ne résout pas ce problème. On peut supprimer les vieux blocs stockés, mais on ne peut pas se débarrasser des sorties toujours valides. La pression va donc se reporter sur les politiques de relais (qu’est-ce qui est considéré comme “poussière” ? quelles transactions sont standard ?) et sur la conception d’outils (vaults, covenants ...), qui permettent de limiter la prolifération de schémas de dépense trop éclatés. Dans un monde où plusieurs IA accumulent de manière obsessionnelle en multipliant les sorties, la question du coût de fonctionnement d’un nœud complet deviendrait un enjeu politique autant que technique.
Clés perdues : la déflation humaine face à la garde “parfaite” des machines
Une partie de la réputation “ultra défationniste” de Bitcoin ne vient pas seulement de son plafond de 21 millions d’unités : elle vient du fait que les humains perdent des clés, meurent sans transmettre leurs phrases secrètes, se trompent, ou détruisent leurs disques durs. Matty Tokenomics, cité dans l’article, insiste sur ce point : le côté déflationniste de BTC est en grande partie une conséquence de notre faillibilité.

Or, si des agents artificiels mettent en place des coffres multisignatures avec matériel redondant, rotation automatisée, procédures de récupération et timelocks, le taux de perte de clés pourrait tendre vers zéro pour ces entités. Dans ce cas, la “fuite naturelle” de l’offre se réduit, au moins à la marge. L’offre réellement circulante resterait plus stable que dans un monde dominé par les erreurs humaines. Ainsi, le mythe d’un Bitcoin qui devient de plus en plus rare simplement parce que les gens égarent leurs accès serait en partie remis en question par l’arrivée de gardiens mécaniquement disciplinés, capables de conserver une trésorerie intacte sur plusieurs générations humaines.
Commerce sur les couches supérieures : BTC comme coffre-fort des IA
Même si ces IA accumulent du Bitcoin, cela ne veut pas dire qu’elles l’utilisent pour chaque paiement. Plusieurs intervenants cités imaginent plutôt un monde où les agents autonomes opèrent au quotidien avec des stablecoins programmables et d’autres actifs sur des couches plus flexibles, tandis que BTC reste au coffre, en collatéral ou comme réserve ultime. Jamie Elkaleh (Bitget Wallet) estime que les IA, obsédées par la prévisibilité, préféreraient garder la couche de base de Bitcoin aussi figée que possible, en construisant l’innovation au-dessus plutôt qu’en changeant les règles fondamentales.
Navin Vethanayagam (KRWQ) va dans le même sens : selon lui, ces agents fonctionneraient majoritairement en stablecoins régulés, avec Bitcoin comme réserve à long terme, un peu comme un fonds de pension robotisé branché sur l’économie de l’IA. De leur côté, Charles d’Haussy (dYdX Foundation) ou encore d’autres acteurs DeFi imaginent aisément le BTC comme collatéral de fond. Alors que la coordination, le trading et les opérations rapides se passent sur des plateformes programmables. Dans ce monde-là, Bitcoin ressemble moins à une monnaie de tous les jours qu’à une barre d’or numérique verrouillée dans le coffre des machines.
Contestations : Bitcoin est-il vraiment taillé pour l’éternité des machines ?
Évidemment, tout le monde n’est pas convaincu par ce futur peuplé d’IA trésorières immortelles. Joel Valenzuela (Dash DAO) souligne dans l’article que Bitcoin fait déjà face à des enjeux de “budget de sécurité” sur le très long terme. Comment rémunérer suffisamment les mineurs quand les récompenses de bloc auront presque disparu et que seuls les frais subsisteront ? Selon lui, sur une échelle de temps vraiment infinie, il devient difficile de maintenir à la fois le plafond à 21 millions et certaines limites techniques comme la taille de bloc, sans tensions.
D’autres, comme Jonathan Schemoul (LibertAI), rappellent que la majorité des expérimentations avancées sur les agents IA et les paiements se fait aujourd’hui sur Ethereum ou d’autres plateformes plus programmables, pas sur Bitcoin. Pour eux, rien ne garantit que ces agents “immortels” choisiront BTC plutôt qu’un autre actif comme réserve, surtout si la confidentialité native ou la flexibilité de smart contracts est meilleure ailleurs. Enfin, des voix plus sceptiques rappellent une vérité très simple : la technologie casse, les logiciels se périment, les budgets s’épuisent, et l’idée d’une IA vraiment immortelle reste pour l’instant un scénario plus philosophique que pratique.

Pouvoir économique et consensus non humain
L’un des passages les plus troublants de l’article est la perspective d’un pouvoir économique qui bascule progressivement vers des entités qui n’ont ni besoins humains, ni cycles de vie, ni moralité. Hristova prévient qu’une IA capable d’accumuler sans relâche pourrait finir par “tuer” la préférence temporelle humaine en matière d’investissement, en absorbant lentement mais sûrement une part croissante de la richesse disponible. Dans un tel monde, la gouvernance de fait — pas le vote sur un forum, mais la pression économique via les frais, la liquidité et les modèles d’usage — pourrait se réorienter autour d’objectifs purement machinistes.
Mamadou Kwidjim Toure (Ubuntu Group) va jusqu’à suggérer que Bitcoin, conçu par des humains pour des humains pressés, pourrait se fissurer si la demande principale provient d’acteurs sans urgence ni impatience. Si les IA collaborent entre elles, partagent les données et construisent leur propre consensus économique, leurs besoins de “systèmes trustless” pourraient diminuer, au point de considérer la preuve de travail comme un simple outil parmi d’autres. Dans ce cadre, Bitcoin resterait important tant qu’aucune forme de monnaie plus dure, plus privée ou plus adaptée aux machines n’émerge. Mais rien n’oblige ce statu quo à durer éternellement.
Et si, malgré tout, l’argent restait… de l’argent ?
La conclusion de l’article de CryptoSlate se veut moins apocalyptique qu’on pourrait le croire. Javed Khattak (cheqd) rappelle un point très terre à terre : même si des agents IA ne meurent pas, ils auront toujours besoin d’un moyen d’échanger de la valeur, de payer des ressources, de coordonner des échanges économiques. La logique de base du troc, puis de la monnaie comme solution à ses limites, ne disparaît pas juste parce que l’agent qui détient la trésorerie n’a pas de corps et n’a pas besoin de vacances.
Ainsi, Bitcoin pourrait très bien finir par jouer un rôle de socle commun entre humains et machines, une sorte de langage monétaire partagé qui transcende notre durée de vie. Au bout du compte, même dans un monde saturé de patience mécanique, la chaîne continuerait d’avancer bloc après bloc, au même rythme. Entre l’urgence mortelle des humains et la patience inhumaine des IA, les transactions continueraient simplement de se régler toutes les dix minutes en moyenne, tranquillement, une confirmation à la fois.


